L’objet
essentiel de « l’économie » est la gestion des ressources. La science
économique étudie de façon descriptive (ou « positive ») mais aussi de
façon normative les procédures qui conduisent à la répartition des ressources
entre les membres d’une société. D’un point de vue théorique, une des premières
missions de l’économie est de mettre en évidence les procédures d’allocation ou
de répartition « optimales » : existe-t-il des procédures plus
désirables que d’autres pour distribuer (et produire) des biens? Comment sont
elles définies? Peut on déduire de cette étude des recommandations
opérationnelles en termes d’organisation économique?
L’objectif
de ce chapitre est l’étude du problème de base de l’économie : peut on, à
partir de préférences individuelles nécessairement conflictuelles, aboutir à
des choix collectifs rationnels.
Données
du problème :
On
suppose qu’il existe un ensemble A de
décisions collectives. L’ensemble A
représente ainsi l’ensemble des options sur lequel la société doit décider. A pourra par exemple représenter
l’ensemble des différentes façons de distribuer des ressources aux membres
d’une société. Chaque individu de la société a bien sûr une idée du meilleur
choix pour lui parmi toutes les options de l’ensemble A. Il n’y a aucune raison a priori d’obtenir un consensus.
Autrement dit, les individus n’ont pas tous les mêmes préférences sur A.
Le
problème consiste donc à savoir quelles sont les « meilleures »
procédures qui permettent de passer de préférences individuelles (a priori
contradictoires) à une décision collective rationnelle. Ce problème est
totalement similaire à celui que l’on rencontre lorsqu’on a à comparer des
options et que l’on dispose de plusieurs critères de comparaison. Il existe,
dans la vie de tous les jours, de nombreux exemples ou ce type de problème se
pose . En compétition automobile on doit décerner le titre de champion
(décision) au vu des résultats sur les différentes courses (critères
individuels) de l’année. Ici les « individus » sont les courses :
chaque course permet de classer sans ambiguïté les différents concurrents;
c’est à dire, dans le langage de l’économie,
met en évidence une « préférence » parmi les coureurs. Le
mécanisme qui permet d’attribuer le titre doit tenir compte de tous les
résultats de manière la plus rationnelle possible. De même, le classement des
candidats à un concours doit refléter leurs performances sur un certain nombre
de disciplines différentes. Enfin, la décision du tracé d’une autoroute dépend
a priori de différents critères comme le coût, l’impact sur l’environnement, le
temps gagné, le décongestionnement des autres itinéraires...
une
préférence individuelle notée (on dit
« préféré ou indifférent à »), ou critère, sur un ensemble A
d’options possibles est une relation totale, réflexive et transitive (ce type
de relation est appelé pré-ordre total) :
relation
totale : , on peut toujours comparer deux options de A
réflexive
:, une option est toujours préférée ou indifférente à
elle-même (évidemment indifférente!).
transitive
: , si a est préférée à b et b à c alors a est préférée à c.
La
transitivité traduit une condition minimale de rationalité : on imagine mal
qu’un individu puisse dire, toutes choses égales par ailleurs, qu’il préfère c à a
alors qu’il déclare préférer a à une
troisième option meilleure que c pour
lui!
Il
faut noter qu’un pré-ordre est moins
exigeant qu’un ordre au sens ou il tolère l’indifférence entre options
différentes : pour une relation d’ordre (par exemple « plus grand
que » dans l’ensemble des nombres) indifférence signifie égalité.
étant
donné un préordre ,
on
dit que a est strictement préféré à b
que l’on note , si et seulement si :
on
dit que a est indifférent à b que l’on note , si et seulement si :
Il
est commode de représenter une relation par son diagramme. Il y a une flèche de
a vers b lorsque et un trait simple
lorsque
Sur
le graphe, la transitivité se traduit par l’absence de cycle dans la relation
(cf fig.)
fig. exemple de
relations non transitives
Supposons
maintenant qu’il y ait n individus
ayant chacun une préférence
. Le problème qui se pose est alors de définir une procédure
qui agrège ces préférences individuelles en une préférence collective.
Autrement dit, on voudrait définir un mécanisme qui donne un préordre unique
fonction de l’ensemble des préférences individuelles.
On appelle
« profil » un n-uplet de préférences individuelles :. Un profil correspond à un état particulier des préférences
individuelles.
Pour prendre une
image, un profil correspond à « un état de l’opinion » concernant les
éléments de A. On conçoit alors que lorsque le profil varie, l’opinion
collective doit varier aussi. Le problème est de savoir comment cette
préférence collective doit varier.
On voudrait donc
définir une procédure qui permette d’associer à chaque profil possible un
préordre « collectif » unique. Si l’on reprend les exemples
précédents cela revient à définir la règle qui permet d’établir un classement
annuel des pilotes en fonction des résultats des différentes courses de
l’année. De la même façon, cela consiste à définir le règlement du concours qui
donne la procédure de prise en compte des notes dans les différentes matières
pour établir le classement final.
on appelle
procédure d’agrégation de préférence (ou fonctionnelle de choix social...) une application de
l’ensemble des profils vers l’ensemble des préordres su A :
préordre sur A.
Quelles propriétés
doit satisfaire cette application? On conçoit aisément que toutes les manières
d’agréger n’ont pas les bonnes propriétés : il serait par exemple curieux de
définir un procédure qui décerne le titre de champion à un pilote arrivé
dernier à toutes les courses! On sent ainsi que parmi l’ensemble des procédures
d’agrégation, certaines doivent être écarter parce qu’elles sont manifestement
irrationnelles. Mais alors, quelles sont les propriétés de rationalité que l’on
aimerait avoir?
Le premier principe
évident est le principe d’unanimité : si tous les critères ou individus
classent l’option a avant l’option b alors le classement agrégé doit
respecter cette hiérarchie :
Propriété d’unanimité (stricte) : on dit que vérifie la propriété
d’unanimité stricte si :
La seconde
propriété est appelée propriété d’indépendance : elle dit que le classement
collectif entre deux options ne doit dépendre que de la configuration des préférences
individuelles sur ces deux options. Autrement dit si pour deux profils
différents (par exemple deux saisons consécutives de formule 1), deux options a et b
ont exactement les mêmes positions relatives pour les différents critères (a est arrivé devant b (et réciproquement ) dans
les mêmes courses d’une année sur l’autre), alors le classement collectif entre
a et b doit rester inchangé.
Propriété d’indépendance (Arrow)
vérifie la propriété d’indépendance si :
deux profils, si deux options a et b sont
telles que
alors :
Pour bien
comprendre ce que signifie cette propriété il est intéressant de donner des
exemples de procédures qui ne la vérifient pas!
Un dessert pour trois
Trois convives
terminent un repas au restaurant. Ayant bien dîné ils décident de partager le
dessert en trois. Ils appellent le serveur et lui demandent ce qu’il propose.
Celui-ci répond qu’ils ont le choix entre glace (G), pâtisserie (P) ou fruits
(F). Comme ces trois convives ont un grand souci de démocratie, ils décident
d’utiliser une procédure d’agrégation de préférence. Celle-ci détermine que la
glace (G) doit être le meilleur choix collectif. Avant même de prendre leur
commande le serveur revient désolé en leur disant qu’il vient d’apprendre qu’il
n’y a plus de fruits. Par acquis de conscience, les trois compères recalculent
et trouvent curieusement que le dessert qu’ils doivent commander n’est plus la
glace mais la pâtisserie (P). Ce type de revirement apparaît totalement
irrationnel au sens ou un individu seul n’aurait jamais eu ce type de
comportement. Pourtant, un certain nombre de procédures d’agrégation de
préférences ou de critères ont ce type de défauts. L’exemple le plus simple est
la procédure de type « championnat » de formule 1 appelée règle de
Borda.
Règle de Borda
La règle de Borda
permet d’établir un classement à partir des résultats sur plusieurs
« courses » ou critères de la manière suivante. Prenons l’exemple de
trois courses et quatre coureurs. A chaque course le vainqueur est crédité de 4
points, le second de 3 points le troisième de 2 point et le dernier de 1. En
additionnant les points obtenus par chaque joueur on obtient un classement
général. Prenons l’exemple suivant :
Course 1 : A>B>C>D soit : 4 points pour A, 3
pour B, 2 pour C et 1 pour D.
Course 2 : D>A>B>C soit : 3 points pour A, 2
pour B, 1 pour C et 4 pour D.
Course 3 : C>A>B>D soit : 3 points pour A, 2
pour B, 4 pour C et 1 pour D.
Course 4 : C>A>B>D soit : 3 points pour A, 2
pour B, 4 pour C et 1 pour D.
course 5 :
C>A>D>B soit : 3 points pour A, 1 pour B, 4 pour C et 2
pour D
Ce qui donne : 16
points pour A, 10 pour B, 15 pour C et
9 pour D. A est donc déclaré champion devant C. Cependant, supposons que l’on
découvre que la voiture de B n’est pas conforme au règlement et, qu’en
conséquence on décide de déclasser B dans toutes les courses. On obtient alors
le résultat suivant :
Course 1 : A>C>D>B soit : 4 points pour A, 1
pour B, 3 pour C et 2 pour D.
Course 2 : D>A>C>B soit : 3 points pour A, 1
pour B, 2 pour C et 4 pour D.
Course 3 : C>A>D>B soit : 3 points pour A, 1
pour B, 4 pour C et 2 pour D.
Course 4 : C>A>D>B soit : 3 points pour A, 1
pour B, 4 pour C et 2 pour D.
course 5 :
C>A>D>B soit : 3 points pour A, 1 pour B, 4 pour C et 2
pour D
Ce qui donne
alors toujours 16 points pour A, mais
17 pour C qui devient champion de ce fait!
On voit dans cet
exemple que le classement entre A et C dépend des performances d’un troisième
conducteur.
Exercice : cliquer ici
on dit que la
procédure est dictatoriale lorsqu’il
existe un individu i (ou un critère) tel que pour tout couple (a,b) dans AXA,
. Autrement dit, dans une procédure dictatoriale, un individu
impose ses préférences strictes.
Si le nombre de décisions est supérieur à
3,les seules procédures qui permettent d’agréger n’importe quel profil en une
préférence collective qui vérifient le principe d’unanimité stricte et le
principe d’indépendance sont les procédures dictatoriales.
Ce résultat peut
apparaître comme un résultat extrêmement négatif. Il dit en gros que la
démocratie est impossible puisque les seules procédures
« raisonnables » au sens des deux propriétés requises sont les
procédures où les choix critiques sont laissés à un seul individu. Il faut voir
cependant que ce que l’on exige est ici très fort. D’une part on demande que la
procédure prévoit un résultat pour tous
les profils de préférences envisageables. On peut penser au contraire que
même s’il différent, les préférences des individus ne sont pas quelconques
c’est à dire varient sans décrire totalement l’ensemble de tous les préordres
sur A. On montre qu’en relâchant la
contrainte dite de domaine universel, c’est à dire en contraignant la
variabilité des préférences, on peut
définir des procédures rationnelles (exercices : cliquer
ici).