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Chapitre 3 : Economie Publique

Partie  0 : Généralités

 

L’objet de ce cours est d’examiner les justifications, les modalités et les instruments de l’intervention publique dans l’activité économique.

Parler d’intervention publique, et donc de puissance publique chargée de la mettre en oeuvre , suppose qu’existe un  « l’intérêt collectif » qui n’émergerait pas spontanément de la seule juxtaposition des intérêts particuliers.

La définition même de la notion d’intérêt collectif n’est pas simple. Nous ne prétendons pas ici élaborer une théorie de l’Etat qui nous permettrait de donner un sens précis à ce que l’on appelle intérêt collectif.  Nous nous en tiendrons ici à deux  types d’exigence qui pourraient s’interpréter comme des attributs inhérents à la volonté collective ou au contrat social. La première est l’exigence d’efficacité : une organisation qui génère des gaspillages n’est pas satisfaisante du point de vue collectif. La seconde fait référence à l’équité et implique que l’un des rôles de l’Etat est d’assurer une certaine redistribution propre à gommer les « injustices naturelles »..

1.              Restaurer l’efficacité

Pour l’économiste, le marché est le lieu privilégié de la coordination des intérêts particuliers, et, dans un marché parfait, le miracle de la main invisible fait que le résultat du marché est efficace au sens de Pareto: il est l’aboutissement d’actes volontaires (et donc individuellement rationnels) et aucune transaction supplémentaire ne peut améliorer le bien être d’un acteur sans détériorer celle d’un autre. On ne reviendra pas dans ce cours sur les formalisations de la concurrence qui permettent de dériver ce résultat fondamental. Nous nous attacherons au contraire à étudier les situations où justement le marché ne donne pas satisfaction. Si l’on réduit la notion d’intérêt collectif à l’exigence minimale d’efficacité au sens de Pareto, alors une première justification de l’intervention publique se manifeste lorsque le marché fonctionne « mal », qu’il n’est pas parfait ou qu’il aboutit à des états inefficaces dans lesquels subsistent des possibilités d’amélioration du bien être des agents. L’intervention publique aurait alors pour  seul objectif de restaurer autant que possible l’efficacité économique

Les insuffisances du marché

Si le résultat du marché peut être inefficace, c’est que certaines conditions ne sont pas réalisées. Deux hypothèses sont fondamentales pour assurer, au moins théoriquement l’efficacité du marché.

La première stipule que les biens économiques (biens de consommation, services...) sont des biens de consommation privés : la même unité physique d’un bien ne peut être consommée simultanément par deux individus; si l’un la consomme, il en prive irrémédiablement l’autre. C’est cette rivalité, associée à la rareté, qui est au coeur du fonctionnement du marché. Déterminer qui de deux agents consommera l’unité en question peut se résoudre de façon efficace par le marché : celui qui est prêt à le payer plus cher doit le recevoir et cette allocation est bien efficace puisqu’à ce prix l’autre préfère conserver son argent. Il existe pourtant des biens qui ne satisfont pas cette caractéristique de rivalité : la même unité peut être consommée simultanément (ou presque) par deux individus différents. Ce sont les biens collectifs, c’est à dire les biens qui profitent simultanément à tous les individus d’une collectivité. Le phare que l’on construit à l’entrée d’un port pour en baliser le chenal profite à tous les navigateurs qui à un instant donné auraient besoin de se repérer pour accoster.

Le marché ne règle pas facilement le problème associé à la production et au financement des biens collectifs. Nous verrons dans le chapitre 1 qu’il faudrait pour cela créer autant de biens qu’il y a de consommateurs de ce bien. Dans l’exemple du phare le commissaire priseur devrait fixer un prix pour chaque usager et faire varier ce système de prix individuels jusqu’à l’égalisation de l’offre et de la demande. Sur le marché de chaque pseudo-bien le consommateur (c’est à dire l’usager potentiel) serait alors seul demandeur potentiel, et donc en concurrence réelle avec personne, ce qui ne l’incite pas vraiment à réagir de façon sincère au prix proposé par le commissaire priseur.

Cette hypothèse d’absence de bien public est liée à celle de l’absence d’effets externes. On dit qu’il y a effet externe lorsque l’action de consommation ou de production d’un individu a une incidence sur le bien-être d’un autre sans que cette interaction ne fasse l’objet d’une transaction économique. La pollution est un effet externe négatif évident : en produisant, une usine peut déverser dans la nature des produits polluants qui affectent l’état de santé et donc le bien-être des populations environnantes. Là aussi, le marché règle difficilement le problème, d’autant qu’en général une externalité peut se doubler d’un phénomène de « bien » ou de mal collectif.

La deuxième hypothèse concerne non plus les biens mais le fonctionnement du marché: en concurrence parfaite chaque individu réagit de façon non stratégique devant le système de prix.  Selon cette hypothèse, les agent n’anticipent pas ce que leur décision peut avoir une incidence sur la variation des prix : aux prix en vigueur ils se portent offreurs ou demandeurs sur les marchés, au mieux de leur intérêt immédiat, et le système de prix s’ajuste jusqu’à ce que les offres et demandes soient compatibles. Cette hypothèse est souvent acceptable lorsque chaque individu est « petit » devant le marché, au sens ou il sait que son action n’a que peu d’influence sur les prix. En revanche, dès que le nombre d’individus sur un marché donné se réduit, les comportements stratégiques (grossièrement parlant les comportements susceptibles de manipuler les prix) peuvent apparaître; et on parle alors de concurrence imparfaite.

Dans ces conditions apparaissent des rentes stratégiques qui limitent l’efficacité du marché.

les instruments pour favoriser l’efficacité

Les instruments dont la puissance publique dispose pour pallier les insuffisances du marché sont évidemment multiples. D’après ce qui précède on pressent que l’action publique sera différente selon qu’il s’agit d’assurer la production efficace de bien public, de gérer les externalités, ou de minimiser les effets néfastes de la concurrence imparfaite. Si l’Etat se préoccupe de l’insuffisance de concurrence dans tel ou tel secteur, alors il prendra des mesures susceptibles de la favoriser, ou imposera une réglementation en matière de tarification. Il peut, dans le cas des externalités, créer de nouveaux marchés (de droit à polluer par exemple) dont l’objectif consiste à associer une transaction marchande à l’acte de pollution. Il pourra intervenir sur les prix par des mesures de taxation indirecte sur les produits dont les prix ne reflètent qu’imparfaitement le coût social de production. Il pourra enfin produire directement, ou déléguer la production de certains biens ou services ayant des caractéristiques de bien public.

On voit là que de multiples instruments sont envisageables. Le rôle de l’économiste consiste à les comparer et à proposer les instruments les mieux adaptés au problème soulevé. Il doit pouvoir contribuer, par exemple, à la réponse aux questions suivantes :

-l’accès à un bien public doit-il être gratuit, ou doit-on demander une contribution à l’usager?

-faut-il autoriser la différenciation tarifaire pour les biens publics?

-Faut-il subventionner la dépollution, taxer la pollution, émettre des droits à polluer, taxer la consommation de produits générateurs de pollution...

-Faut-il réglementer les prix des monopoles, faut-il au contraire libéraliser en favorisant la concurrence?

2.             Redistribuer

 Il existe cependant une deuxième justification à l’intervention publique, c’est celle qui fait référence à l’objectif de redistribution. Même si le marché est efficace, rien ne dit qu’il permette de réaliser un état « souhaitable » du point de vue de l’équité, dans lequel, par exemple, chaque citoyen soit assuré d’un niveau de vie minimal.

La définition de ce que l’on peut appeler « équité » est souvent délicate et objet de nombreux débats. Schématiquement deux approches sont possible pour définir le degré de « désirabilité » d’une répartition du bien être dans une collectivité. Un approche normative qui définit une fonction de bien-être collectif comme somme pondérée des bien-être individuels. Dans ce cas la pondération indique l’intérêt relatif que « la collectivité » porte à telle ou telle catégorie de la population. En fonction de la pondération la volonté collective de redistribution sera ainsi plus ou moins forte. La seconde approche est plus positive et se pose la question de la stabilité politique de telle ou telle mesure redistributrice. Ici la fonction de bien-être social est en quelque sorte endogène et la volonté redistributrice obéit à une nécessité  qui peut s’apparenter à un impératif « électoral ».

Une manifestation de cet objectif de redistribution est par exemple la lutte contre l’exclusion. D’une manière un peu caricaturale on peut dire que le marché ne se préoccupe pas de redistribution : le marché entérine les inégalités initiales et rien ne garantit qu’il évite l’exclusion, c’est à dire le fait qu’une partie de la population ne puisse avoir accès à la consommation de biens nécessaires à l’existence[1].

les instruments de redistribution

Dans la réalité les instruments utilisés par la puissance publique pour satisfaire l’objectif de redistribution sont variés. Bien sûr, la fiscalité du revenu et en particulier la forme de son barème, est l’instrument le plus évident puisqu’il permet de moduler les contributions de chacun au budget de la collectivité. Les dispositifs d’allocation de revenu minimum, et la forme du barème d’imposition sur le revenu traduisent ainsi les objectifs redistributifs de l’Etat. Il existe d’autres instruments redistributifs qui peuvent être utilisés par la puissance publique. En particulier, la lutte contre l’exclusion justifie (au moins empiriquement) une redistribution  ciblée sur certains bien ou services qui appartiennent à la sphère dite de « service public ». Bien que la définition fasse l’objet de débats sémantiques, il existe un consensus à peu près stable pour dire qu’un bien relève du service public lorsque sa consommation est une condition nécessaire à l’exercice des droits fondamentaux de l’individu. « La liberté, comprise de manière positive, dépend de la capacité de l’individu à fonctionner, et elle confère de ce fait une valeur particulière à l’accès à certains biens spécifiques dans la mesure où ils conditionnent cette capacité ». Selon cette définition, il existe des biens ou services qui sont intrinsèquement nécessaire à l’exercice de la liberté individuelle, et que l’accès à ces biens doit pouvoir être garanti à chacun. Si l’on juge que le marché, sur un bien de ce type,  y pourvoie de manière satisfaisante alors il n’existe aucune raison de transformer cet impératif en mission de service public. Par exemple, il semblerait  pour le moins ridicule, dans l’état actuel des choses, de mettre en place un service public de boulangerie.

 Là encore les modalités de l’intervention publique sont diverses : production pure et simple de ce type de services, réglementation de leur prix, subventions, allocations en nature...

Comme dans la section précédente, l’économiste doit pouvoir donner un éclairage précis sur certaines interrogations fondamentales :

-faut-il limiter l’instrument à la redistribution fiscale (impôt sur le revenu et allocations) ou doit-on intervenir sur le prix et même la production de biens ou services pour les subventionner ou au contraire taxer?

-doit-on préférer les barèmes d’impôt à taux marginal croissant ou au contraire favoriser les barèmes d’impôt affines ou à taux marginal décroissant?

 

La réponses aux quelques questions esquissées plus haut dépend fondamentalement de la puissance comparée des différents instruments dont la puissance publique dispose. En fait cette « puissance » est intrinsèquement liée à l’information dont dispose l’Etat sur les caractéristiques individuelles.

 

3.              Premier et second rang

Théoriquement, si la puissance publique possède une information complète sur l’environnement économique, les deux objectifs d’efficacité et de redistribution peuvent être atteints simultanément. Il suffit pour cela que le planificateur omniscient calcule le bon système de prix et redistribue les ressources initiales selon la clé désirée. D’une certaine manière, son information étant complète, le planificateur dispose d’instruments infiniment puissants : chaque individu, ou chaque entreprise peut faire l’objet d’un barème d’imposition ad hoc « personnalisé » qui garantit simultanément la prise en compte efficace des biens publics, des externalités, et qui réponde à la volonté de redistribution! Cette configuration illusoire fait référence à l’optimalité Paretienne : c’est l’allocation qui maximise une certaine fonction de bien-être social (objectif redistributif), sous contrainte de faisabilité. On y fera référence par le terme « optimalité de premier rang ».

Dans la réalité, l’information de la puissance publique est incomplète. Par contrecoup ses instruments sont limités. Prenons par exemple le cas du phare évoqué plus haut. On voit facilement qu’il est « efficace » de le construire si la somme des bénéfices que chacun des usagers potentiels en retire est supérieure au coût. Ainsi le premier rang requiert que l’on fasse payer à chacun un prix qui ne soit pas supérieur à son consentement à payer,   ce qui dans certains cas impose de pratiquer un prix différent d’un individu à l’autre. Sans information sur le consentement individuel à payer (que chacun a intérêt à dissimuler), cette façon de faire est impraticable.

Cette contrainte informationnelle, qui limite les instruments, a une incidence importance sur les modalités et l’efficacité de l’intervention publique. D’une manière générale, l’asymétrie d’information introduit une imperfection qui limite l’efficacité de l’instrument. Pour faire en sorte que tel ou tel agent aie tel ou tel comportement souhaitable il faudra l’y inciter et, en règle générale, lui accorder une rente qui limite l’efficacité. On appellera second rang les états accessibles et efficaces compte tenu des contraintes d’incitation et d’information. Par ailleurs, les deux objectifs d’efficacité et de redistribution ne sont alors plus indépendants : un instrument pour améliorer l’efficacité en matière de bien public ou d’externalité aura simultanément des effets redistributifs. De même, la mise en place un système fiscal de redistribution pourra engendrer des pertes d’efficacité en introduisant des incitations contraires. Cette interdépendance exige alors un arbitrage clair entre efficacité et redistribution, arbitrage qui traduit les limites de l’action publique en matière économique.

 

 

 

 

 

 

 

 

 



[1] Cette lutte contre l’exclusion pourrait d’ailleurs être rattachée à un objectif d’efficacité si l’on suppose que la pauvreté a des effets externes forts en matière de cohésion sociale (délinquance, santé publique...).