L’objet de ce cours est
d’examiner les justifications, les modalités et les instruments de l’intervention
publique dans l’activité économique.
Parler d’intervention
publique, et donc de puissance publique chargée de la mettre en oeuvre ,
suppose qu’existe un « l’intérêt
collectif » qui n’émergerait pas spontanément de la seule juxtaposition des
intérêts particuliers.
La définition même de la
notion d’intérêt collectif n’est pas simple. Nous ne prétendons pas ici
élaborer une théorie de l’Etat qui nous permettrait de donner un sens précis à
ce que l’on appelle intérêt collectif.
Nous nous en tiendrons ici à deux
types d’exigence qui pourraient s’interpréter comme des attributs
inhérents à la volonté collective ou au contrat social. La première est
l’exigence d’efficacité : une organisation qui génère des gaspillages n’est pas
satisfaisante du point de vue collectif. La seconde fait référence à l’équité
et implique que l’un des rôles de l’Etat est d’assurer une certaine
redistribution propre à gommer les « injustices naturelles »..
Pour l’économiste, le
marché est le lieu privilégié de la coordination des intérêts particuliers, et,
dans un marché parfait, le miracle de la
main invisible fait que le résultat du marché est efficace au sens de
Pareto: il est l’aboutissement d’actes volontaires (et donc individuellement rationnels)
et aucune transaction supplémentaire ne peut améliorer le bien être d’un acteur
sans détériorer celle d’un autre. On ne reviendra pas dans ce cours sur les
formalisations de la concurrence qui permettent de dériver ce résultat
fondamental. Nous nous attacherons au contraire à étudier les situations où
justement le marché ne donne pas satisfaction. Si l’on réduit la notion
d’intérêt collectif à l’exigence minimale d’efficacité au sens de Pareto, alors
une première justification de l’intervention publique se manifeste lorsque le
marché fonctionne « mal », qu’il n’est pas parfait ou qu’il aboutit à
des états inefficaces dans lesquels subsistent des possibilités d’amélioration
du bien être des agents. L’intervention publique aurait alors pour seul objectif de restaurer autant que
possible l’efficacité économique
Si le résultat du marché
peut être inefficace, c’est que certaines conditions ne sont pas réalisées.
Deux hypothèses sont fondamentales pour assurer, au moins théoriquement
l’efficacité du marché.
La première stipule que les
biens économiques (biens de consommation, services...) sont des biens de
consommation privés : la même unité physique d’un bien ne peut être
consommée simultanément par deux individus; si l’un la consomme, il en prive
irrémédiablement l’autre. C’est cette rivalité, associée à la rareté, qui est
au coeur du fonctionnement du marché. Déterminer qui de deux agents consommera
l’unité en question peut se résoudre de façon efficace par le marché : celui
qui est prêt à le payer plus cher doit le recevoir et cette allocation est bien
efficace puisqu’à ce prix l’autre préfère conserver son argent. Il existe
pourtant des biens qui ne satisfont pas cette caractéristique de rivalité : la
même unité peut être consommée simultanément (ou presque) par deux individus
différents. Ce sont les biens collectifs, c’est à dire les biens qui profitent
simultanément à tous les individus d’une collectivité. Le phare que l’on
construit à l’entrée d’un port pour en baliser le chenal profite à tous les
navigateurs qui à un instant donné auraient besoin de se repérer pour accoster.
Le marché ne règle pas
facilement le problème associé à la production et au financement des biens
collectifs. Nous verrons dans le chapitre 1 qu’il faudrait pour cela créer
autant de biens qu’il y a de consommateurs de ce bien. Dans l’exemple du phare
le commissaire priseur devrait fixer un prix pour chaque usager et faire varier
ce système de prix individuels jusqu’à l’égalisation de l’offre et de la
demande. Sur le marché de chaque pseudo-bien le consommateur (c’est à dire
l’usager potentiel) serait alors seul demandeur potentiel, et donc en
concurrence réelle avec personne, ce qui ne l’incite pas vraiment à réagir de
façon sincère au prix proposé par le commissaire priseur.
Cette hypothèse d’absence
de bien public est liée à celle de l’absence d’effets externes. On dit qu’il y
a effet externe lorsque l’action de consommation ou de production d’un individu
a une incidence sur le bien-être d’un autre sans que cette interaction ne fasse
l’objet d’une transaction économique. La pollution est un effet externe négatif
évident : en produisant, une usine peut déverser dans la nature des produits
polluants qui affectent l’état de santé et donc le bien-être des populations
environnantes. Là aussi, le marché règle difficilement le problème, d’autant
qu’en général une externalité peut se doubler d’un phénomène de
« bien » ou de mal collectif.
La deuxième hypothèse
concerne non plus les biens mais le fonctionnement du marché: en concurrence
parfaite chaque individu réagit de façon non stratégique devant le système de
prix. Selon cette hypothèse, les agent
n’anticipent pas ce que leur décision peut avoir une incidence sur la variation
des prix : aux prix en vigueur ils se portent offreurs ou demandeurs sur les
marchés, au mieux de leur intérêt immédiat, et le système de prix s’ajuste
jusqu’à ce que les offres et demandes soient compatibles. Cette hypothèse est
souvent acceptable lorsque chaque individu est « petit » devant le
marché, au sens ou il sait que son action n’a que peu d’influence sur les prix.
En revanche, dès que le nombre d’individus sur un marché donné se réduit, les
comportements stratégiques (grossièrement parlant les comportements
susceptibles de manipuler les prix) peuvent apparaître; et on parle alors de
concurrence imparfaite.
Dans ces conditions
apparaissent des rentes stratégiques qui limitent l’efficacité du marché.
Les instruments dont la
puissance publique dispose pour pallier les insuffisances du marché sont
évidemment multiples. D’après ce qui précède on pressent que l’action publique
sera différente selon qu’il s’agit d’assurer la production efficace de bien
public, de gérer les externalités, ou de minimiser les effets néfastes de la
concurrence imparfaite. Si l’Etat se préoccupe de l’insuffisance de concurrence
dans tel ou tel secteur, alors il prendra des mesures susceptibles de la
favoriser, ou imposera une réglementation en matière de tarification. Il peut,
dans le cas des externalités, créer de nouveaux marchés (de droit à polluer par
exemple) dont l’objectif consiste à associer une transaction marchande à l’acte
de pollution. Il pourra intervenir sur les prix par des mesures de taxation indirecte
sur les produits dont les prix ne reflètent qu’imparfaitement le coût social de
production. Il pourra enfin produire directement, ou déléguer la production de
certains biens ou services ayant des caractéristiques de bien public.
On voit là que de multiples
instruments sont envisageables. Le rôle de l’économiste consiste à les comparer
et à proposer les instruments les mieux adaptés au problème soulevé. Il doit
pouvoir contribuer, par exemple, à la réponse aux questions suivantes :
-l’accès à un bien public
doit-il être gratuit, ou doit-on demander une contribution à l’usager?
-faut-il autoriser la
différenciation tarifaire pour les biens publics?
-Faut-il subventionner la
dépollution, taxer la pollution, émettre des droits à polluer, taxer la
consommation de produits générateurs de pollution...
-Faut-il réglementer les
prix des monopoles, faut-il au contraire libéraliser en favorisant la
concurrence?
Il existe cependant une deuxième justification à l’intervention
publique, c’est celle qui fait référence à l’objectif de redistribution. Même
si le marché est efficace, rien ne dit qu’il permette de réaliser un état
« souhaitable » du point de vue de l’équité, dans lequel, par
exemple, chaque citoyen soit assuré d’un niveau de vie minimal.
La définition de ce que
l’on peut appeler « équité » est souvent délicate et objet de
nombreux débats. Schématiquement deux approches sont possible pour définir le
degré de « désirabilité » d’une répartition du bien être dans une
collectivité. Un approche normative qui définit une fonction de bien-être
collectif comme somme pondérée des bien-être individuels. Dans ce cas la
pondération indique l’intérêt relatif que « la collectivité » porte à
telle ou telle catégorie de la population. En fonction de la pondération la
volonté collective de redistribution sera ainsi plus ou moins forte. La seconde
approche est plus positive et se pose la question de la stabilité politique de
telle ou telle mesure redistributrice. Ici la fonction de bien-être social est
en quelque sorte endogène et la volonté redistributrice obéit à une
nécessité qui peut s’apparenter à un
impératif « électoral ».
Une manifestation de cet
objectif de redistribution est par exemple la lutte contre l’exclusion. D’une
manière un peu caricaturale on peut dire que le marché ne se préoccupe pas de
redistribution : le marché entérine les inégalités initiales et rien ne
garantit qu’il évite l’exclusion, c’est à dire le fait qu’une partie de la
population ne puisse avoir accès à la consommation de biens nécessaires à
l’existence[1].
Dans la réalité les
instruments utilisés par la puissance publique pour satisfaire l’objectif de
redistribution sont variés. Bien sûr, la fiscalité du revenu et en particulier la
forme de son barème, est l’instrument le plus évident puisqu’il permet de
moduler les contributions de chacun au budget de la collectivité. Les
dispositifs d’allocation de revenu minimum, et la forme du barème d’imposition
sur le revenu traduisent ainsi les objectifs redistributifs de l’Etat. Il
existe d’autres instruments redistributifs qui peuvent être utilisés par la
puissance publique. En particulier, la lutte contre l’exclusion justifie (au
moins empiriquement) une redistribution
ciblée sur certains bien ou services qui appartiennent à la sphère dite
de « service public ». Bien que la définition fasse l’objet de débats
sémantiques, il existe un consensus à peu près stable pour dire qu’un bien
relève du service public lorsque sa consommation est une condition nécessaire à
l’exercice des droits fondamentaux de l’individu. « La liberté, comprise
de manière positive, dépend de la capacité de l’individu à fonctionner, et elle
confère de ce fait une valeur particulière à l’accès à certains biens spécifiques
dans la mesure où ils conditionnent cette capacité ». Selon cette
définition, il existe des biens ou services qui sont intrinsèquement nécessaire
à l’exercice de la liberté individuelle, et que l’accès à ces biens doit
pouvoir être garanti à chacun. Si l’on juge que le marché, sur un bien de ce
type, y pourvoie de manière
satisfaisante alors il n’existe aucune raison de transformer cet impératif en
mission de service public. Par exemple, il semblerait pour le moins ridicule, dans l’état actuel des choses, de mettre
en place un service public de boulangerie.
Là encore les modalités de l’intervention publique sont diverses :
production pure et simple de ce type de services, réglementation de leur prix,
subventions, allocations en nature...
Comme dans la section
précédente, l’économiste doit pouvoir donner un éclairage précis sur certaines
interrogations fondamentales :
-faut-il limiter
l’instrument à la redistribution fiscale (impôt sur le revenu et allocations)
ou doit-on intervenir sur le prix et même la production de biens ou services
pour les subventionner ou au contraire taxer?
-doit-on préférer les
barèmes d’impôt à taux marginal croissant ou au contraire favoriser les barèmes
d’impôt affines ou à taux marginal décroissant?
La réponses aux quelques questions
esquissées plus haut dépend fondamentalement de la puissance comparée des
différents instruments dont la puissance publique dispose. En fait cette
« puissance » est intrinsèquement liée à l’information dont dispose
l’Etat sur les caractéristiques individuelles.
Théoriquement, si la
puissance publique possède une information complète sur l’environnement
économique, les deux objectifs d’efficacité et de redistribution peuvent être
atteints simultanément. Il suffit pour cela que le planificateur omniscient
calcule le bon système de prix et redistribue les ressources initiales selon la
clé désirée. D’une certaine manière, son information étant complète, le
planificateur dispose d’instruments infiniment puissants : chaque individu, ou
chaque entreprise peut faire l’objet d’un barème d’imposition ad hoc
« personnalisé » qui garantit simultanément la prise en compte
efficace des biens publics, des externalités, et qui réponde à la volonté de
redistribution! Cette configuration illusoire fait référence à l’optimalité
Paretienne : c’est l’allocation qui maximise une certaine fonction de bien-être
social (objectif redistributif), sous contrainte de faisabilité. On y fera
référence par le terme « optimalité de premier rang ».
Dans la réalité,
l’information de la puissance publique est incomplète. Par contrecoup ses
instruments sont limités. Prenons par exemple le cas du phare évoqué plus haut.
On voit facilement qu’il est « efficace » de le construire si la
somme des bénéfices que chacun des usagers potentiels en retire est supérieure
au coût. Ainsi le premier rang requiert que l’on fasse payer à chacun un prix
qui ne soit pas supérieur à son consentement à payer, ce qui dans certains cas impose de pratiquer un prix différent
d’un individu à l’autre. Sans information sur le consentement individuel à
payer (que chacun a intérêt à dissimuler), cette façon de faire est
impraticable.
Cette contrainte
informationnelle, qui limite les instruments, a une incidence importance sur
les modalités et l’efficacité de l’intervention publique. D’une manière
générale, l’asymétrie d’information introduit une imperfection qui limite
l’efficacité de l’instrument. Pour faire en sorte que tel ou tel agent aie tel
ou tel comportement souhaitable il faudra l’y inciter et, en règle générale,
lui accorder une rente qui limite l’efficacité. On appellera second rang les
états accessibles et efficaces compte tenu des contraintes d’incitation et
d’information. Par ailleurs, les deux objectifs d’efficacité et de redistribution
ne sont alors plus indépendants : un instrument pour améliorer l’efficacité en
matière de bien public ou d’externalité aura simultanément des effets
redistributifs. De même, la mise en place un système fiscal de redistribution
pourra engendrer des pertes d’efficacité en introduisant des incitations
contraires. Cette interdépendance exige alors un arbitrage clair entre
efficacité et redistribution, arbitrage qui traduit les limites de l’action
publique en matière économique.
[1] Cette lutte contre l’exclusion pourrait d’ailleurs être rattachée à un objectif d’efficacité si l’on suppose que la pauvreté a des effets externes forts en matière de cohésion sociale (délinquance, santé publique...).